Pour le militant écologiste Pierre Rabhi, agriculteur et philosophe, l'humanité crée par son inertie devant les modifications climatiques les conditions de sa propre perte. Par manque d'intelligence
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Pierre Rabhi dans le documentaire "Au nom de la terre", en 2013 © Photo
Les scientifiques et délégations des pays membres doivent désormais débattre et adopter, en vue de sa publication le 12 avril, un "résumé pour décideurs". Avec pour objectif les futurs accords de Paris en 2015. Mais que peut-on en espérer devant ce qui semble être une indifférence globale au problème. Quand ce n'est pas sa négation pure et simple. Pour Pierre Rabhi, agriculteur, écrivain et philosophe, pionnier de l'agroécologie, initiateur du Mouvement pour la Terre et l'Humanisme, aujourd'hui mouvement Colibris, l'humanité est dans une posture purement "suicidaire", inconsciente des enjeux. Par défaut d'intelligence collective.
Sud Ouest. Les décisions prises en faveur de l'environnement semblent rencontrer une certaine indifférence, quand ce n'est pas un certain scepticisme, jusqu'à l'hostilité, des décideurs et d'une bonne part de la population. Partagez-vous ce constat ?
Pierre Rabhi. Malheureusement oui. Nous sommes bien obligés de nous rendre compte que l'humanité, d'une manière générale et globale, est totalement inconsciente des enjeux qui la concernent. Lesquels ne sont rien moins que la prolongation de cette même humanité ou sa disparition. C'est pour cela que l'écologie devrait être l'élément premier dans toute forme d'action. Si l'humanité était intelligente, elle s'assurerait quand même que la prolongation de son existence, sa pérennité, sa survie, est possible ou non. Mais ce n'est pas le cas. Il survient alors tout ce qui découle de cette inconscience, une prolifération de symptômes, qui sont dus au fait que la racine même du problème n'est pas perçue clairement.
Vous pensez qu'il n'est pas trop tard pour intervenir sur l'environnement, pour retrouver cet équilibre nécessaire entre activité humaine et respect de la nature ?
Le destin humain a toujours oscillé ainsi entre « il n'est jamais trop tard » et « il est trop tard ». C'est notre destinée tragique. Mais c'est une destinée que nous nous sommes faite, que nous nous sommes construite. Elle pourrait être autre. Mais pour être autre, il faut de l'intelligence. Et l'humanité n'en a pas.
C'est notre destinée tragique. Elle pourrait être autre. Mais pour être autre, il faut de l'intelligence. Et l'humanité n'en a pas.
La société s'est construite sur l'illusion que les ressources naturelles sont infinies...
C'est exact. A l'origine, on aurait pu percevoir la planète Terre comme une merveilleuse oasis dans un immense désert sidéral. Nous aurions ainsi le privilège de vivre dans cette immense oasis. Au lieu d'être perçue comme telle, elle est considérée comme un gisement de ressources qu'il faut épuiser jusqu'au dernier poisson, jusqu'au dernier arbre... C'est là qu'il y a un manque d'intelligence de l'humanité. De là découlent des comportements qui aboutissent au constat actuel, le pillage généralisé et la domination absolue du lucre sur toute autre option.
Nous nous portons atteinte à nous-mêmes à travers la nature car nous avons oublié que la nature, c'est nous. Cette séparation entre la nature et nous, cette dualité, introduit un malentendu selon lequel on pourrait tout détruire et prétendre survivre. C'est simplement de l'inconscience. Le problème est là : allons-nous prendre conscience de notre inconscience ? Tant qu'on ne l'aura pas fait, je pense que l'on va continuer dans cet aveuglement suicidaire.
Le Giec énumère un certain nombre de mesures à prendre pour ralentir l'impact des gaz à effets de serre. N'est-on pas en train de traiter les symptômes plutôt que la maladie ?
Absolument ! Tant que l'on n'aura pas renoncé à la sacro-sainte croissance économique indéfinie et illimitée, on sera toujours à adapter cet esprit boulimique, cet esprit insatiable, à la situation. Nous sommes condamnés à mettre des rustines, à raccommoder toutes les déchirures qui se font, plutôt que de remettre en question carrément, de fond en comble, notre raison d'être sur cette planète.
L'écologie ne doit pas être un parti politique. Elle doit être un maillon, le premier.
Nous venons de terminer un ouvrage, avec Jean-Marie Pelt (à paraître avant l'été, ndlr), au sein duquel ce dernier se penche sur l'organisation de la vie sur planète. Et donc sur la coopération. La coopération nous libère de cet aphorisme, de cette proclamation qu'est la lutte des espèces darwiniennes, pour dire « non, il ne s'agit pas de lutte, mais de complémentarité. »
Est intervenu ensuite le problème de la dualité, que nous avons déjà évoqué. Nous avons abandonné la coopération pour la dualité. C'est ‘humanité qui a installé cette dualité sur la planète. Cette dualité a des causes tangibles et des causes intangibles. Mais même les causes intangibles, telles que les religions ou les croyances, sont bien plus à l'origine des plus grandes violences de notre histoire que les causes réellement dues à ce qui est tangible, territoire ou autre. C'est pour cela que l'humanité est en voie de suicide. L'écologie ne doit pas être un parti politique. Elle doit être un maillon, le premier, le critère fondamental de notre présence sur cette terre. Quel rapport avons-nous avec les sources de la vie, à laquelle nous devons nous-mêmes notre propre survie ?
Que pensez-vous de la prise en compte de l'écologie par les politiques ?
Elle n'est pas vraiment opérationnelle, en ce sens qu'elle ne prend pas d'options radicales. L'écologie, qui devrait être l'élément central autour duquel s'organise le reste – l'humain et la nature au cœur – n'est plus ici qu'un élément subsidiaire, contingent. C'est la politique du pompier pyromane qui prévaut. L'humanité ne renonce pas à dévorer, à détruire, à se détruire, à dissiper et gaspiller de mille manières et à polluer de mille manières, tout en prétendant que – quand même, elle prend en compte le problème.
L'écologie, qui devrait être l'élément central autour duquel s'organise le reste n'est plus en politique qu'un élément subsidiaire.
Tant qu'est installée cette logique de pompier-pyromane, les politiques feront des concessions, car il y a derrière elle des gagneurs d'argent, des personnes dotées d'une avidité sans bornes. Et de l'autre côté un être humain manipulé, insatiable, formaté de façon à consommer le plus possible, à faire tourner une machine infernale.
Les solutions qu'il faut apporter à l'humanité, aux êtres qui ont faim, à ceux qui sont dans l'indigence la plus grave… sont simplement ignorées. La vie devrait être une priorité. Au lieu de cela nous avons l'enfermement et la destruction. L'humanité a pris le parti de la destruction et de la mort alors qu'elle en a peur. C'est curieux, d'ailleurs, cette espèce d'obstination à servir la mort. Non seulement on ne sert par la vie mais on la détruit. Je suis agriculteur. Les sols sont ma spécialité. Je peux vous assurer que l'agriculture aujourd'hui massacre les sols, massacre les espèces. Tous cela est le fait d'un être humain inintelligent. Il est aujourd'hui dans une forme d'obscurité.
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