C’est suivant ce schéma qu’il nous faut comprendre et interpréter les conflits gaziers qui ont mis aux prises Kiev et Moscou de 2006 et 2008. Des crises successives à placer au rang des séquelles à la fois mécaniques et politiques qui accompagnaient à cette époque la rupture d’alliance entre Kiev et Moscou. Divorce qui n’était au final que l’une des manifestations, parmi d’autres, de la politique d’endiguement de la Russie menée par les États-Unis et d’élargissement de sa sphère d’influence et de dominance2, dans le contexte d’un monde temporairement unipolaire. Politique de containment qui s’est accentuée à partir de 2004, au moment où la Russie commençait à se relever des années sombres au cours desquelles son économie fut mise au pillage par les oligarques, au lendemain de l’effondrement de l’empire soviétique. Une inversion de tendance identifiable dans l’amorce d’une restauration - sensible depuis une petite décennie - des capacités militaires de la Fédération.
Les conséquences du divorce russo-ukrainien
Une révision des relations russo-ukrainiennes impliquait de facto un changement de statut commercial des échanges entre les deux pays, Moscou souhaitant alors l’alignement des prix du gaz vendu à Kiev sur ceux pratiqués avec les Vingt-Sept ! Il s’agissait malgré tout d’un retour au réel difficile à admettre pour des gouvernants ukrainiens résolument atlantistes mais habitués de longue date à des tarifs “soviétiques”. Ce contentieux gaziers – et accessoirement territoriaux - opposant la Russie à l’Ukraine et à la Géorgie, ne sont donc au fond que l’expression d’un différend Russie/États-Unis enraciné dans l’histoire contemporaine et dont les effet pervers reprennent maintenant, au fil des ans, force et vigueur …
C’est à cette aune qu’il faut apprécier l’offensive géorgienne du 8 Août 2008 sur Tchinkvali, capitale de l’Ossétie du Sud, et la guerre de soixante-douze heures qui s’en suivit. Ou encore la crise commerciale bilatérale Russie versus Ukraine qui éclata entre 2 et le 20 janvier 2009. Des événements majeurs aujourd’hui oubliés ou escamotés, qui ont au demeurant substantiellement modifié les relations Russie/Europe… suivant parfois une dialectique assez déconcertante. Ainsi après l’affaire d’Ossétie du Sud, l’Europe centrale et orientale - y compris Berlin, attentiste jusque-là - réclama à cor et à cris l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine à l’Otan. Mais après le dur avertissement gazier de l’hiver suivant, la question fut aussitôt renvoyée aux calendes grecques, les européens venant de découvrir à leurs dépends, les risques et périls de la dépendance énergétiques.
Il est vrai que l’Union européenne, dogmatique autant qu’acéphale, n’a pris que tardivement conscience qu’il pouvait y avoir un prix à payer, et peut-être élevé, pour faire entrer l’Ukraine dans l’Otan, autrement dit pour provoquer la Russie sur ses propres frontières. Ou pour avoir, avec trop de hâte, joué une partition écrite à Washington par des hommes non fiables car servant une Administration lointaine, régulièrement désavouée dans ses entreprises par les événements et par la morale collective. Pourtant ce n’est peut-être pas tout à fait sans raison que l’expression de “nouvelle guerre froide” a fait son apparition en 2006. Une évolution non démentie à l’heure actuelle, cela quelque soit la table des négociations autour de laquelle se retrouveront l’Est et l’Ouest pour régler la question du dossier nucléaire iranien ou la révolution en passe d’avorter dans la République arabe syrienne.
Le Grand Échiquier
En dépit de tout cela, il ne faut pas oublier, pour comprendre du mieux possible, les troubles qui paralysent l’Ukraine en ce moment précis que l’ancien conseiller du Président Carter, Zbigniew Brzezinski et mentor “behind the curtain” du président Obama, soulignait dans « Le Grand échiquier » [1997p.140] : « … Dés 1994, Washington accorde la priorité aux relations américano-ukrainiennes. Sa détermination à soutenir l’indépendance du pays est généralement perçue à Moscou – y compris par les “modernisateurs“ – comme une intrusion dirigée contre les intérêts vitaux de la Russie ». Onze ans plus tard, le même homme, mettant en évidence la rigoureuse continuité de la pensée géostratégique animant les cercles dirigeants américains, insistait sur la nécessité pour les États-Unis « de saisir l’occasion du “moment unipolaire” né de l’effondrement de l’Union soviétique » pour consolider les positions des États-Unis en Mer noire3 [Washington Post 30 mars 2008]… No comment !
Au demeurant, il est certain que le temps n’est plus où les deux Blocs se menaçaient mutuellement de vitrification. La Russie, dont le classement économique [Pib] vient au huitième rang derrière Brésil [6e rang, la France étant au 5e], ne menace plus vraiment le camp atlantique de représailles meurtrières… encore que le recours à l’usage de l’arme atomique ait été plusieurs fois évoqué ces dernières années mais en réponse, par exemple, aux propos déplacés du sénateur John MacCain fin décembre 2011. Propos selon lesquels « le Printemps arabe s’approche irrésistiblement de la Russie » [almanar.com.lb30déc11]4. Plus récemment, le 7 juin 2012, ce sont deux missiles balistiques à têtes multiples – vraisemblablement un Boulava tiré depuis un sous-marin d’attaque en Méditerranée et un Topol lancé depuis un silo de la Mer Caspienne - qui ont traversé le ciel du Proche-Orient de l’Arménie à Israël. Un coup de semonce qui aura refroidi les ardeurs de Washington… si l’on en croit les dernières évolutions.
D’une crise ukrainienne à l’autre
Pour nous résumer, la crise ukrainienne avec la Russie, qui hier encore prenait la forme d’une crise “gazière” - alors qu’il ne s’agissait de prime abord que d’aligner les prix des fournitures à l’Ukraine sur les tarifs pratiqués avec l’UE et par conséquent de mettre fin à un système préférentiel n’ayant plus lieu d’être - n’est dans la durée ni un épiphénomène ni un simple accident. À telle enseigne que Berlin, d’abord réservée quant à l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan – un point de vue explicitement partagé avec Paris au sommet de l’Otan le 4 avril 2008 à Bucarest - change son fusil d’épaule après la décision d’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, et exige une accélération de la procédure d’intégration. Changement d’attitude qui signale des divergences notables au sein de l’Union, en particulier dans l’analyse des situations et dans la défense des intérêts collectifs européens… surtout lorsqu’ils entrent en conflit avec des intérêts nationaux immédiats. Paradoxalement, M. Sarkozy qui assurait alors la présidence tournante de l’Union, ne fut nullement – comme l’on aurait pu s’y attendre en raison de ses amitiés néoconservatrices – celui qui se montra le plus intransigeant au cours de la crise d’août 2008.
Cependant il est indéniable que l’élection en 2007 de M. Sarkozy, atlantiste convaincu, refermait la parenthèse souverainiste ouverte avec l’avènement de la Ve République. Clôture scellée par le retour de la France dans le giron du commandement intégré de l’Otan au sommet de Baden-Baden au mois d’avril 2009. Or il est à rappeler que l’une des missions officieuses assignée à l’Union - notamment par le truchement de l’Otan - est d’isoler la Russie dans ses frontières et de neutraliser son influence dans le Caucase et en Asie centrale. Une stratégie qui a atteint hier ses limites en Géorgie, mais qui aujourd’hui réapparaît en Ukraine et dans toute sa clarté.
Maintenant jusqu’où ira la crise ? Une voyante égyptienne de grande renommée, Joy Ayyad6, astrologue, numérologue et francophone, n’a-t-elle pas annoncé qu’en 2014 la Russie étendrait son territoire ? Quant à nous, nous resterons très réservé sur le pronostic. Attendons et nous verrons !
Léon Camus 16 décembre 2013
Notes :
1 – À l’heure où les manifestants s’affrontent à Kiev aux forces de police, l’UE négocie avec les É-U un « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement ». En un mot l’établissement ou plutôt l’institutionnalisation d’une zone de libre échange qui existe déjà dans les faits… mais qui, si l’accord est adopté, permettra à l’Amérique du Nord (Alena) d’inonder le marché européen de produits frelatés à bas prix lesquels, par exemple, mettront à et en terre notre secteur agricole : poulets chlorés, bœufs poussés aux hormones, céréales génétiquement modifiées et tutti quanti.
2 - Dans son « Grand échiquier », publié en 1997, Zbigniew Brzezinski avance que « la priorité géostratégique [des États-Unis] est de gérer l’émergence de nouvelles puissances mondiales de façon qu’elles ne mettent pas en péril la suprématie américaine ». Puissances émergentes concentrées sur le « continent eurasien » entre Lisbonne et Tokyo via Berlin, Moscou, Tachkent, Pékin, New Delhi. Là, au sein de quatre grandes aires géopolitiques, Europe de l’Ouest, Russie, Balkans asiatiques (Caucase et Ukraine), Asie (Chine, Japon, Inde), se joue la suprématie des États-Unis. Suivant ce schéma, « l’Europe deviendrait, à terme, l’un des piliers vitaux d’une grande structure de sécurité et de coopération, placée sous tutelle américaine et s’étendant à toute l’Eurasie... Si l’Europe s’élargissait, cela accroîtrait automatiquement l’influence directe des États-Unis… l’Europe de l’Ouest reste dans une large mesure un protectorat américain et ses États rappellent ce qu’étaient jadis les vassaux et les tributaires des anciens empires ».
3 - La guerre entre la Russie et la Géorgie en Ossétie du Sud, a mis en évidence la nouvelle importance stratégique de la mer Noire et à ce titre, des six États riverains, Turquie, Bulgarie, Roumanie, Ukraine, Russie, Géorgie et Moldavie, situés sur une ligne de démarcation séparant l’Europe orientale, la Méditerranée et le Caucase. Plusieurs conflits gelés affectent la région : Transnistrie, Abkhazie, Ossétie du Sud et Haut-Karabakh. Or la Mer noire est devenue, à l’instar de la Méditerranée, une mer américaine, un pont maritime entre la Mer Caspienne (et ses précieux gisements d’hydrocarbures) et la Mare vestrum [Méditerranée] sous contrôle de la VIe Flotte. D’où l’empressement de Washington à intégrer dans son dispositif géostratégique les corridors énergétiques que sont l’Ukraine et la Géorgie, c’est-à-dire dans l’Otan et accessoirement dans l’UE dont 21 membres sur 28 sont membres de l’Alliance atlantique (25 pays européens sur 28 membres de l’Alliance).
4 – McCain aurait récidivé le 6 nov. 2013 dans un twitt adressé personnellement à Vladimir Poutine « Cher Vlad le “printemps arabe” est proche de vos frontières » [americanews.ru/fr].
5 - En décembre 2011 le chef d’état-major russe le général Nicolaï Makarov évoquait le recours à l’armement nucléaire en cas de conflit sur les territoires de l’ex-Union soviétique. La Komsomolski Pravda précisait que cette éventualité pourrait intervenir en cas d’ingérence extérieure… en Ukraine ou en Asie centrale, ceci en cohérence avec la doctrine d’emploi de l’armement nucléaire en vigueur dans les armées de la Fédération. En novembre la Russie achevait l’installation de sa base militaire “102” en Arménie. Le mois suivant, au moment où le général Makarov faisait le déclaration susmentionnée, les forces russes étaient mises en alerte dans leurs bases d’Ossétie et d’Abkhazie alors que des navires de guerre patrouillaient en Mer, preuve s’il en est que ce secteur géographique est et reste considéré comme ultra “sensible”.
6 – « En 2014, la carte mondiale changera et la Russie aura une plus grande influence que les États-Unis et la Chine. L’Arabie saoudite sera inondée dans un avenir proche… La Russie renforcera son influence. Plus que les États-Unis et la Chine. L’Égypte et la Russie créeront une union solide. Toutefois il y aura une deuxième révolution en Tunisie et un changement de pouvoir en Libye ». Ah mais ! Entretien accordé à La Voix de la Russie [ruvr.ru5déc13].
http://french.irib.ir/analyses/chroniques/item/308001-russie-vs-occident-antagonisme-structurel-ou-fatalit%C3%A9-g%C3%A9opolitique-par-l%C3%A9on-camus?utm_source=twitterfeed&utm_medium=twitter
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